Réginald Boulos et l’affaire du passeport de Michel Martelly : une ingénierie politico-médiatique dans la fabrique de la légitimité présidentielle
Au lendemain du premier tour de la présidentielle haïtienne de 2010, la candidature de Michel Martelly devient l’objet d’une controverse de grande ampleur, centrée sur la question de sa nationalité. Des rumeurs persistantes l’accusent de détenir un passeport américain, ce qui, en vertu de l’article 135 de la Constitution de 1987, aurait entraîné son inéligibilité à la magistrature suprême. Le climat politique est alors exacerbé par l’exclusion controversée de Jude Célestin du second tour — décision à laquelle fut associé un noyau restreint d’acteurs nationaux et internationaux, parmi lesquels, selon Wikileaks, figurait Réginald Boulos, entrepreneur influent et acteur politique en coulisses.
L’affaire prend une tournure décisive en janvier 2012, lorsque le sénateur Moïse Jean-Charles interpelle publiquement le président Martelly, l’accusant de détention de documents de voyage étrangers. Ces accusations sont relayées par d’autres parlementaires et soutenues par des déclarations de personnalités publiques, tel l’ancien prêtre et sénateur Yanick, qui affirme avoir vu Martelly en possession d’un passeport étranger. Pour répondre à cette pression politique et médiatique, le Palais national organise une conférence de presse au cours de laquelle le président exhibe huit passeports prétendument haïtiens, couvrant une période allant de 1981 à 2012.
La conférence du 9 mars 2012, diffusée en direct et accompagnée d’une mise en scène soignée, est interprétée comme une opération de communication destinée à désamorcer la crise. Elle se déroule en présence de personnalités religieuses et bénéficie du soutien explicite du diplomate américain Kenneth Merten, alors ambassadeur des États-Unis à Port-au-Prince. Ce dernier déclare : « Le président Martelly n’est pas américain, il est haïtien », précisant avoir assisté personnellement à la remise de sa carte de résident permanent avant sa prise de fonction. Toutefois, cette déclaration n’émane d’aucune autorité judiciaire compétente, et aucun mécanisme d’authentification indépendante des documents présentés ne sera mis en place.
La Commission sénatoriale dirigée par Moïse Jean-Charles relève rapidement des incohérences dans les documents fournis. Certains passeports affichent des périodes de validité anormales — notamment un exemplaire censé courir de 1981 à 1993 —, et d’autres comporteraient des tampons falsifiés. Selon les services de l’immigration haïtienne, seuls quatre des passeports présentés par Martelly seraient authentiques. Ces éléments renforcent les soupçons d’une manipulation orchestrée, sous l’égide de conseillers politiques internes et d’alliés dans le secteur privé. Bien que le nom de Réginald Boulos ne figure dans aucune source officielle liée à cette mise en scène, plusieurs analystes, tant nationaux qu’étrangers, évoquent son rôle indirect dans la stratégie de neutralisation de la polémique, notamment par ses liens étroits avec l’élite économique qui avait soutenu l’émergence politique de Martelly dès 2010.
Des révélations ultérieures, issues de câbles diplomatiques américains et de publications journalistiques internationales, confirment l’implication de Boulos dans la structuration du paysage politique post-séisme. Son rôle dans le retrait de Célestin et dans la promotion du candidat « Sweet Micky » à la présidence est documenté comme partie intégrante d’une reconfiguration orchestrée des forces politiques haïtiennes, en liaison avec des intérêts transnationaux.
Ironie du sort, plus d’une décennie plus tard, c’est Boulos lui-même qui fait l’objet d’une controverse liée à la nationalité. Né aux États-Unis, sans contestation possible sur ce point, il se retrouve interrogé quant à sa propre appartenance citoyenne au moment de sa déclaration politique en Haïti. A-t-il effectivement renoncé à sa nationalité américaine ? Où figure la preuve documentaire de cette renonciation ? Existe-t-il un certificat de nationalité haïtienne publié au Moniteur ? À ce jour, aucune réponse satisfaisante n’a été fournie à ces interrogations légitimes, relançant le débat sur l’opacité entourant les élites politiques haïtiennes.
L’affaire du passeport de Michel Martelly, demeurée sans issue judiciaire ni clarification institutionnelle, témoigne d’une défaillance profonde des mécanismes de régulation politique en Haïti. Elle expose les procédés par lesquels des logiques extra-constitutionnelles — mêlant stratégies médiatiques, inertie administrative et soutiens internationaux — prennent le pas sur les exigences normatives. Dans cette configuration, des acteurs issus du secteur privé, à l’instar du Dr. Réginald Boulos, participent activement à la construction d’un pouvoir politique échappant aux contraintes légales. Le cas Martelly s’inscrit dès lors dans une dynamique plus large où la question de la nationalité, pourtant constitutive de l’éligibilité, est exploitée selon les conjonctures politiques. Ce dossier manifeste, au fond, une altération du principe d’État de droit, où la prééminence du droit positif est remplacée par une gestion opportuniste des critères de légitimité.
cba
sources :
Time Magazine, “Haiti’s Own Birthers”, mars 2012.
HaitiLibre, “Le numéro de passeport fourni par le sénateur Moïse n’est pas celui de Martelly”, mars 2012.
Khaleej Times, “Martelly shows passport to end dispute”, mars 2012.