L’aménagement du créole aux côtés du français, à égalité statutaire, est une obligation inscrite dans la Constitution haïtienne de 1987

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Par Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Conseiller spécial

Conseil national d’administration

du Réseau des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)

Montréal, le 6 juillet 2025

« L’aménagement linguistique, ou politique linguistique, est intrinsèquement lié au politique. Il s’agit d’actions délibérées visant à influencer le comportement linguistique d’un groupe, souvent dans un contexte étatique ou territorial, et impliquant des choix et des enjeux de pouvoir. Cet aménagement peut concerner la protection de langues minoritaires, la standardisation d’une langue majoritaire, ou encore la gestion du bilinguisme dans un contexte de mondialisation. » (Jacques Leclerc, « Les enjeux politiques de l’aménagement linguistique », CEFAN, Université Laval, n.d.)

Existe-t-il aujourd’hui en Haïti une instance de la société civile regroupant les professeurs de créole ? La réponse est « OUI » : il s’agit de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA) mais sa mission, ses interventions et ses projets sont encore insuffisamment connus au pays. Forte de 327 membres, cette institution à vocation nationale a été créée en 2017. L’APKA rassemble des enseignants détenteurs du baccalauréat de fin d’études secondaires et pourvus d’au moins deux ans d’expérience dans l’enseignement des sciences humaines et/ou des sciences sociales. Il faut cependant prendre toute la mesure que l’APKA n’a pas encore franchi –dans la concertation avec avec l’École normale supérieure et la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti–, l’étape d’une indispensable certification en didactique du créole langue maternelle. Ayant constaté que l’enseignement du/en créole s’effectue en ordre dispersé à l’échelle nationale et, surtout, en dehors d’une approche normalisée, l’APKA s’apprête à mettre sur pied une initiative dont l’objectif est de poser les jalons en vue de parvenir à l’harmonisation de l’enseignement du créole au niveau secondaire. Cette initiative –que nous saluons à visière levée et à laquelle nous apporterons notre meilleure collaboration–, nécessitera le maillage de plusieurs pôles d’excellence, notamment une formation qualifiante en didactique du créole langue maternelle, l’élaboration d’un guide du maître standardisé et d’un programme modélisé d’enseignement du créole. L’APKA devra également prendre en compte une autre lacune de premier plan : quarante-six ans après la réforme Bernard, l’École haïtienne dispose de très peu d’outils lexicographiques élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle… Elle a pourtant besoin d’outils lexicographique de haute qualité afin de dispenser l’enseignement DU créole et l’enseignement EN créole à tous les niveaux. Il est donc souhaitable que l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti envisage dès maintenant de mettre à disposition l’expérience de ses enseignants en vue de contribuer à l’élaboration du premier dictionnaire unilingue créole conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

Le premier juin 2025, à l’invitation de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti, le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol a prononcé en Haïti, via Zoom et durant plus de deux heures, une conférence destinée aux membres de l’APKA. Cette causerie avait pour thème les « Les droits linguistiques des locuteurs haïtiens conformément aux articles 5, 32 et 40 de la Constitution de 1987 ». Pour délimiter et orienter notre propos durant cette causerie, exposer un argumentaire documenté capable de rassembler et de contribuer à la consolidation d’une commune vision de l’aménagement linguistique en Haïti, nous avons tissé un fil conducteur : il s’agissait, (1) sur le plan historique, de retracer les premières approches paralinguistiques et linguistiques de l’émergence du créole comme sujet de réflexion et d’étude à l’échelle nationale ; (2) de définir les droits linguistiques et d’exposer les bases constitutionnelles de l’aménagement linguistique en Haïti afin de démontrer (3) que l’aménagement du créole aux côtés du français, à égalité statutaire, est une obligation inscrite dans la Constitution haïtienne de 1987. 

Dans le prolongement de la conférence que nous avons prononcé le premier juin 2025 en réponse à l’invitation de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti, le présent article consigne un bref survol des premières approches paralinguistiques et linguistiques de l’émergence du créole comme sujet de réflexion et d’étude à l’échelle nationale, ainsi qu’un rappel succinct de quelques données sur l’aménagement linguistique dans l’École haïtienne. Ces rappels précèderont la présentation d’une synthèse analytique relative aux bases constitutionnelles de l’aménagement linguistique en Haïti. Pareille exploration vise à démontrer que l’aménagement du créole aux côtés du français, à égalité statutaire, est une obligation jurilinguistique inscrite dans la Constitution haïtienne de 1987. 

Un bref survol : les premières approches paralinguistiques et linguistiques de l’émergence du créole comme sujet de réflexion et d’étude à l’échelle nationale

Les faits de langue, que recouvrent habituellement les expressions « la problématique linguistique haïtienne » et « la question linguistique haïtienne », ont été diversement abordés au 19ème et au 20ème siècle en Haïti. Le linguiste Renauld Govain nous rappelle, dans une étude fort éclairante, qu’« En 1898 déjà, Georges Sylvain [déclarait] que « le jour où (…) le créole aura droit de cité dans nos écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de notre enseignement populaire sera près d’être résolu » (voir Renauld Govain, « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement : un parcours fait de militantisme et de promotion inachevé », article paru dans « Transmettre les langues minorisées. Entre promotion et relégation », Presses universitaires de Rennes, 2022). « La problématique linguistique haïtienne », de manière plus « traçable », occupe le champ réflexif et analytique haïtien dès les années 1930. Ainsi, Suzanne Comhaire-Sylvain, anthropologue et linguiste, a fait paraître en 1936 « Le créole haïtien – Morphologie et syntaxe » (Port-au-Prince et Wetteren (Belgique) : Imprimerie De Meester). Issu de sa thèse de doctorat, cet ouvrage est la première publication scientifique exclusivement consacrée au créole haïtien. Pour sa part Christian Beaulieu a publié en 1939 « L’école réelle » (s.l.é) ainsi que « Pour écrire le créole » (Les Griots, avril 1939). Compagnon de route de Jacques Roumain, il propose l’emploi de la méthode étymologique d’écriture du créole et soutient qu’il est utopique de vouloir combattre l’analphabétisme autrement. Pour lui, ce serait « un labeur stérile parce qu’entravé par une méthode inadéquate : celle qui consiste à donner l’enseignement populaire dans la langue française » (voir l’article « Marasme économique, transmission des savoirs et langues (6 de 6) », par Leslie Péan, AlterPresse, 9 juin 2013). De son côté, Lelio Faublas a publié « Méthode de lecture » en 1938 ainsi que « Vers une orthographe créole », Imprimerie de I’État [1938 ?]. Il « (…) avait élaboré une méthode d’enseignement du créole dans le cadre de la Ligue d’éducation par le créole qu’il avait créée avec ses amis socialistes le 17 mai 1943 » (Leslie Péan, ibidem). 

Plus proche dans le temps, l’on observe qu’« Au début des années 1940 Ormonde McConnell, pasteur protestant irlandais, et Frank Laubach, éducateur américain spécialiste de l’alphabétisation, définirent pour la première fois une orthographe systématique du créole. (…) Cette orthographe était basée sur l’API (alphabet phonétique international) ». Plus tard, « Vers 1950, Charles-Fernand Pressoir et Lelio Faublas, deux intellectuels haïtiens, apportèrent quelques changements à l’orthographe Laubach comme on l’appelait (…). Ainsi, on avait l’orthographe Pressoir qui connut un succès énorme auprès des intellectuels haïtiens qui promouvaient la Créolophonie ou qui s’y adhérait à côté de la Francophonie, au point de l’adopter avec ferveur dans leurs écrits. Notamment, le tout premier roman en créole (…) Dezafi (1979) de Franketienne, a été publié selon l’orthographe Pressoir » (voir l’article « Le créole haïtien : histoire de son orthographe », site Haïti Inter, 5 décembre 2019). Quant à lui Félix Morisseau-Leroy a fait paraître « Pourquoi ils écrivent en créole » (revue Optique 5 : 48-58, 1954, « Plaidoyer pour un théâtre en créole » (Panorama no 4, juin 1955, « À la recherche d’une orthographe » (revue Optique, vol. 29 : 19-22, 1956) et « L’espace de la conscience créole » (n.d. ?). La version intégrale de cet article a été reproduite en 1983 dans UNESdoc, la Bibliothèque numérique de l’Unesco. 

Dans le droit fil de la réflexion multifacette instituée par la société civile et suite à la demande de plusieurs institutions de coopération internationale, Haïti allait connaître en 1979-1980 le premier aggiornamento de son système éducatif. Ainsi, « À la fin des années 1970, l’État haïtien via le ministère de l’Éducation nationale [a] mis sur pied l’IPN (Institut pédagogique national) et le GREKA (Gwoup Rechèch pou etidye kreyòl ayisyen/Groupe de Recherches pour étudier le créole haïtien). Les deux entités reconsidérèrent l’orthographe Pressoir et en présentèrent plus tard une version revue en six points. Le 31 janvier 1980, le ministère de l’Éducation nationale exposa au public les travaux de l’IPN et du GREKA sous le nom de « Réforme de Bernard », inspiré du nom du ministre d’alors, Joseph C. Bernard. La Réforme de Bernard présentait les principes d’écriture du créole et enjoignait qu’on s’en serve comme langue d’instruction et qu’il soit aussi objet d’étude dans les écoles » (voir l’article « Le créole haïtien : histoire de son orthographe », site Haïti Inter, 5 décembre 2019). 

Ainsi, dans le prolongement de ces préoccupations pédagogiques et au creux des idées portées par le secteur démocratique haïtien en lutte contre la dictature duvaliériste, le système éducatif haïtien a donc été l’objet de sa première grande réforme. En effet, la réforme Bernard, voulue par celui-ci et « imposée par le réseau des agences » de coopération internationale selon Charles Tardieu, spécialiste des sciences de l’éducation, a été officiellement lancée le 18 septembre 1979 par la promulgation de la « Loi autorisant l’usage du créole comme langue instrument et objet d’enseignement » (voir Charles Tardieu, « Le pouvoir de l’éducation » Éditions Zémès, 2015, p. 199). Cette loi a été suivie, le 30 mars 1982, par le « Décret organisant le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne » dont les articles 29, 30 et 31 portent spécifiquement sur les langues créole et française. On reconnaît que le créole est langue d’enseignement et langue enseignée tout au long de l’École fondamentale, mais que le français, enseigné tout au long de l’École fondamentale, devient la langue d’enseignement à partir de la sixième année. En dépit du fait que la réforme Bernard a été torpillée par les grands caïds de la dictature duvaliériste, il est avéré qu’elle a conduit à de profonds changements dans la structure même du ministère de l’Éducation nationale alors même qu’elle est surtout connue pour avoir été la première intervention pédagogique et institutionnelle majeure de l’État haïtien dans le domaine de l’aménagement des langues au sein de l’École haïtienne. Pour la première fois dans l’Histoire du pays, la langue créole a accédé au statut de langue d’enseignement et de langue enseignée et la protection juridique accordée au créole constitue sans doute un legs majeur de la réforme Bernard en dépit du fait que cette réforme a été interrompue en 1987 sans avoir été généralisée à l’ensemble du pays. Le bilan exhaustif de la réforme Bernard reste à faire et il convient de rappeler, par-delà ses principaux acquis, qu’elle n’a pas légué à la postérité un modèle unique de didactique du créole langue maternelle. L’on observe qu’en dépit du travail pionnier et novateur effectué par l’Institut pédagogique national (IPN), les documents d’orientation pédagogique qu’il a élaborés, en nombre limité, n’offrent pas un cadre théorique et méthodologique de premier plan à hauteur des grandes ambitions de la réforme Bernard. De surcroît, l’on n’a pas retracé parmi les études produites par l’IPN un document ciblant de manière spécifique la didactisation du créole. NOTE — En ce qui a trait au bilan de la réforme Bernard, voir l’article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 16 mars 2021) ; voir aussi Michel Saint-Germain, de l’Université d’Ottawa, auteur de l’étude « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats »(Revue des sciences de l’éducation, 23/3, 1997) ; voir également Jean Louiner St-Fort auteur en 2016, à la Sorbonne, de la thèse de doctorat intitulée « Les politiques de la réforme éducative en Haïti, 1979 – 2013 : de la logique socioprofessionnelle des acteurs politico-administratifs à la situation des établissements scolaires du département de la Grand-Anse ». Pour une revue de l’officialisation de la graphie du créole en 1980 dans le contexte de la réforme Bernard, voir la synthèse de son processus institutionnel consignée dans l’article d’Albert Valdman « Vers la standardisation du créole haïtien » paru dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005/1.

Liste partielle des publications de l’Institut pédagogique national

Bien qu’elles soient des institutions nationales de service public, le ministère de l’Éducation nationale et la Bibliothèque nationale d’Haïti n’ont pas donné suite à nos demandes de recherche documentaire : il n’a donc pas été possible d’établir si ces institutions ont conservé, dans leurs archives, partie ou totalité des publications de l’Institut pédagogique national. Malgré cela nous avons été en mesure, au moyen d’une recherche documentaire approfondie, d’établir une liste partielle des publications de l’IPN : 

  1. Le créole en question. Institut pédagogique national, 1979 / Indiana University, 1980.
  2. Créole et enseignement primaire en Haïti, par Albert Valdman. Institut pédagogique national et Indiana University, 1980.
  3. La réforme éducative : éléments d’information. Institut pédagogique national. Comité de curriculum ; Département de l’éducation nationale, 1982.
  4. Konprann sa nou li : lekti 2èm ane ». Institut pédagogique national / Éditions Henri Deschamps, 1983.
  5. Konprann sa nou li. 3èm ane. Institut pédagogique national / Éditions Henri Deschamps, 1984.
  6. Konprann sa nou li : lekti katriyèm ane : liv elèv. Institut pédagogique national / / Éditions Henri Deschamps, 1986.
  7. Créole et enseignement primaire en Haïti : actes. Par Albert Valdman, Yves Joseph, Joseph C Bernard. Éditeurs : Indiana University et IPN, Bloomington, 1980.
  8. Gramè kreyòl : 4èm ane : kaye elèv. Enstiti pedagojik nasyonal, Port-au-Prince, 1986.
  9. Lekti kreyòl : 5èm ak 6èm ane : liv elèv. Depatman edikasyon nasyonal, Enstiti pedagojik nasyonal, Port-au-Prince [1986 ?].
  10. « Curriculum de l’École fondamentale / Programme détaillé – 1er cycle de l’École fondamentale ». Institut pédagogique national / Ministère de l’Éducation nationale – Haïti » [n.d.].
  11. « Curriculum de l’École fondamentale. Programme pédagogique opérationnel 2e cycle ». Institut pédagogique national / Ministère de l’Éducation nationale / Haiti [n.d.].

NOTE – Le relevé de ces titres a été effectué à distance par la consultation de plusieurs sites, notamment Manioc, une plateforme de ressources en accès libre sur la Caraïbe (campus de l’Université des Antilles en Martinique) ; Duke University Librairies ; FIU Librairies at Florida International University ; Gallica, le portail numérique de la Bibliothèque nationale de France.

 Ne possédant ni une version papier ni une version numérisée, nous n’avons pas été en mesure de procéder à l’évaluation du contenu des 11 publications identifiées. À cette étape de la recherche, nous ne sommes donc pas en mesure d’attester que l’IPN aurait élaboré un modèle unique de didactique du créole langue maternelle. En revanche, nous avons répertorié une publication de l’Organisation internationale de la Francophonie datée de 2010 et dont le titre est « Adaptation de la didactique du français aux situations de créolophonie – Guide du maître : Haïti ». Cet ouvrage comporte en page intérieure la mention « Ce guide du formateur des maîtres en didactique adaptée créole/français est élaboré par les structures suivantes : Ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle / École normale supérieure / Faculté de linguistique appliquée / Rectorat de l’Université d’État d’Haïti ». NOTE — Ce guide du formateur des maîtres, au chapitre 1, page 13, consigne une donnée historique d’un grand intérêt. Au paragraphe « Un précurseur oublié d’une didactique du français adaptée au créole haïtien : Charles-Fernand Pressoir », l’ouvrage expose que « Charles-Fernand Pressoir est plus connu comme écrivain que comme pédagogue et didacticien. Le titre complet de sa méthode de français, destinée, de façon logique, aux débuts de l’enseignement du français en Haïti mérite d’être cité, en dépit de son étendue modeste et de ses faiblesses didactiques : Méthode de français oral à l’usage de l’Haïtien débutant en 45 leçons (passage du créole au français). Conversation, grammaire, lecture, copie, dictées, Port-au-Prince, [Éditions Henri] Deschamps, 119 pages, 1954 ». Par ailleurs, le livre « Adaptation de la didactique du français aux situations de créolophonie – Guide du maître : Haïti » comprend plusieurs particularités fort instructives qu’il importe de signaler. Le chapitre II expose une analyse de la « Situation linguistique et éducative d’Haïti », tandis que le chapitre III consigne une originale démarche intitulée « Les fiches ». Les 12 fiches pédagogiques contenues dans l’ouvrage (pages 69 à 110) consignent « Les principes essentiels de la didactique adaptée » et elles sont conformes à la méthodologie élaborée par le linguiste Robert Chaudenson dans son livre « Didactique du français en milieux créolophones. Outils pédagogiques et formation des maîtres » (Éditions L’Harmattan, 2008).

Bref rappel de quelques données sur l’aménagement linguistique dans l’École haïtienne 

En ce qui a trait à l’observation de l’aménagement linguistique dans les écoles du pays, l’analyse de Michel Saint-Germain (Université d’Ottawa) est particulièrement éclairante (voir son étude « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats » (Revue des sciences de l’éducation, 23/3, 1997). Dans cette étude, en effet, l’auteur « expose les visées de la dernière réforme de l’éducation, à savoir accroître la scolarisation de base et l’utilisation du créole en classe. Une étude des données du ministère de l’Éducation nationale (…) ne montre pas de gain éducatif depuis dix ans. La réforme, faute d’appuis pertinents, n’a pas atteint ses objectifs, notamment quantitatifs, même si elle a contribué au maintien d’une séquence de scolarisation normale. » Sur le registre des analyses de terrain dans un cadre institutionnel national, un tournant significatif a été pris avec la publication du livre « L’aménagement linguistique en salle de classe / Rapport de recherche » (ministère de l’Éducation nationale, 2000). Issu de la première étude de terrain conduite par des experts nationaux qui ont innové dans l’analyse d’un sujet majeur, ce rapport de recherche commandité par le ministère de l’Éducation nationale a été publié en juillet 2000 aux Éditions Ateliers de GrafoPub. Parmi les études consignées dans ce document, il y a lieu de mentionner le chapitre VIII, « Analyse qualitative des manuels de langues en usage dans les écoles haïtiennes », par Edgard Gousse ; le chapitre IX, « La compétence didactique des enseignants dans les deux langues », par Alain Gilles. Sauf exception, chacune des études est assortie de recommandations sectorielles tandis que l’ensemble est coiffé d’un « Résumé des recommandations » (page 270), parmi lesquelles les recommandations « Relatives à la politique sur les langues ». Rédigé par Pierre Vernet, le chapitre VI, « Usages réels des langues dans l’espace socio-scolaire », malgré son titre et contrairement à d’autres chapitres du livre, ne consigne pas de véritables données d’enquête de terrain sur l’usage du créole en milieu scolaire. Toutefois il renseigne, de manière très générale, sur la vision que l’on avait de cette problématique au moment de sa rédaction. L’on observe dans l’ensemble que les articles consignés dans cet ouvrage sont de grande qualité analytique comme l’atteste le texte « Les représentations sociales des langues chez les parents d’élèves, les élèves et les agents d’éducation » (Rachel Charlier Doucet, chapitre V).  Le livre « L’aménagement linguistique en salle de classe / Rapport de recherche », rédigé par des experts sous contrat du ministère de l’Éducation nationale, est un document pionnier et de premier plan et il faut prendre toute la mesure qu’il a été enterré par l’État haïtien au cimetière des gestes manqués et que les judicieuses recommandations qu’il consigne n’ont jamais été mises en œuvre entre 2000 et 2025.

Pour sa part, le linguiste Renauld Govain est l’auteur de l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (revue Contextes et didactiques 4/2014). Dans le champ de la recherche universitaire en Haïti, l’auteur, enseignant-chercheur et ex-doyen de la Faculté de linguistique appliquée, a mené une recherche de terrain répondant aux critères méthodologiques de la recherche académique. Il a fait sien le terme « recherche » au sens « des recherches originales dans le domaine des sciences, de la technologie et l’ingénierie, de la médecine, de la culture, des sciences sociales et humaines ou de l’éducation qui impliquent un travail d’investigation approfondi, critique et rigoureux dont les techniques et les méthodes varient en fonction de la nature et des conditions des problèmes identifiés, qui vise à clarifier et/ou résoudre ces problèmes et qui, lorsqu’il est mené dans un cadre institutionnel, s’appuie sur une infrastructure appropriée » (voir la « Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur (UNESCO, 1997) »). Pour l’essentiel, les données consignées dans l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » sont reprises dans l’article « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; voir aussi Renauld Govain (2013), « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), « Contextualisations didactiques. Approches théoriques », Éditions L’Harmattan, 2013.

Après avoir passé en revue plusieurs questionnements relatifs à l’accès souhaité du créole dans l’enseignement au 19eet au 20e siècle, ainsi que différentes interventions de l’État dans le champ des langues –interventions certes limitées dans leurs objectifs comme dans leurs résultats, mais qui expriment la prégnance de la problématique linguistique au pays depuis assez longtemps–, Renauld Govain expose avec à-propos que « Dans l’état actuel des expériences linguistiques en Haïti, il se pose le problème de la standardisation, voire de la « didactisation » du créole comme objet et outil d’enseignement, afin qu’il puisse remplir convenablement sa fonction de langue d’enseignement » (Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques 4/2014). Renauld Govain a davantage élaboré son approche de la didactisation du créole dans la longue étude qu’il a rédigée en tandem avec la linguiste Guerlande Bien-Aimé et dont le titre est « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle ». Cette étude est parue en mai 2021 dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca).

Au chapitre des remarquables contributions scientifiques ciblant le français régional d’Haïti, le linguiste-didacticien et traducteur vers le créole Lemète Zéphyr est l’auteur d’un livre qui mérite d’être mieux connu et utilisé au titre d’un ouvrage de référence dans la formation en didactique des langues en Haïti. Il a pour titre « Les facteurs de blocage à la communication orale dans les cours de français en 9e année fondamentale / Diagnostic et stratégies de remédiation » (Trilingual Press, Cambridge, MA, 2022). Cette contribution de Lemète Zéphyr, rédigée suite à de minutieuses observations de terrain effectuées en Haïti, est la version grand public de son mémoire de DEA présenté en 2008 à l’Université des Antilles en Martinique.

Le linguiste-didacticien Fortenel Thélusma, à l’instar de Renauld Govain et Lemète Zéphyr, a reçu une formation initiale à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Cette formation initiale a été suivie d’une maîtrise et d’un DEA en didactique du français langue étrangère (FLE) à l’Université des Antilles en Martinique. Enseignant de carrière, chercheur de terrain, il est l’auteur de plusieurs livres, notamment « Mon nouveau manuel de communication française, 3e AF » (C3 Éditions, 2018), de « Mon nouveau manuel de lecture française, 9e AF » (C3 Éditions, 2018), ainsi que de « Le créole haïtien dans la tourmente – Faits probants, analyse et perspectives » (C3 Éditions, 2018). Parmi les mérites de cet ouvrage figure l’article « Analyse d’une étude commanditée par le MENFP : ‘’Aménagement linguistique en salle de classe’’ ». Cet article est la seule évaluation analytique élaborée par un linguiste haïtien et portant sur livre « L’aménagement linguistique en salle de classe / Rapport de recherche » (ministère de l’Éducation nationale, 2000). Fortenel Thélusma a également publié « L’ensenseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions » (C3 Éditions, 2016), et « Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué » (C3 Éditions, 2021).

De manière générale et sur le plan historique, les ouvrages, études et articles que nous venons de répertorier attestent la diversité des premières approches paralinguistiques et linguistiques de l’émergence du créole comme sujet de réflexion et d’étude à l’échelle nationale. En revanche, l’on observe que très peu de travaux de recherche ont été consacrés à la description du français régional haïtien et à la didactique du français langue seconde en Haïti. Nous n’avons pas non plus retracé de travaux de terrain consignant une approche jurilinguistique de la situation linguistique haïtienne, exception faite de la remarquable étude du juriste Alain Guillaume auteur de « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, 2011, XVI-1 (77-91).

En 1961 Pradel Pompilus a consacré au français régional d’Haïti sa thèse de doctorat soutenue à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL, Paris) : « La langue française en Haïti » est plus tard parue, en 1981, aux Éditions Fardin en Haïti. La plus récente étude consacrée au français régional d’Haïti a pour titre « Le français haïtien : quelques spécificités » ; elle a été élaborée par le linguiste haïtien Renauld Govain et figure dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé en 2021, « La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien ». Auteur en 2009 de la thèse de doctorat intitulée « Plurilinguisme, pratique du français et appropriation de connaissances en contexte universitaire en Haïti » (Université Paris 8), Renauld Govain a publié les études suivantes sur le français régional d’Haïti : (1) « Le français haïtien et le ‘’français commun’’ : normes, regards, représentations » (revue Autres modernités, 2020) ; (2) « Le français haïtien et l’expansion du français en Amérique », dans V. Castelloti (dir.), « Le(s) français dans la mondialisation », Éditions EME Intercommunications, 2013 ; (3) « Normes endogènes et enseignement-apprentissage du français en Haïti » (revue Études créoles, nos 1 et 2, 2008).

Une vision pionnière et novatrice de l’aménagement linguistique en Haïti ancrée dans la Constitution de 1987

Tel que mentionné précédemment, l’oeuvre pionnière de Suzanne Comhaire-Sylvain a pour titre « Le créole haïtien – Morphologie et syntaxe » (Port-au-Prince et Wetteren (Belgique) : Imprimerie De Meester, 1936). Parmi les études et les livres élaborés par la créolistique de 1936 à 2025 sur divers sujets, un seul ouvrage est entièrement consacré à l’aménagement linguistique en Haïti. Il a pour titre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions ». Conceptualisé, dirigé et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol, ce livre comprend des contributions des linguistes Darline Cothière, Robert Fournier et Hugues Saint-Fort et il est paru en 2011 aux Éditions de l’Université d’État d’Haïti et aux Éditions du Cidihca. Cet ouvrage collectif de référence a été réédité par le Cidihca France en 2023 et cette réédition comprend la reproduction du facsimilé de la version créole officielle de la Constitution haïtienne de 1987. 

Le livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » institue un tournant inédit et majeur dans l’étude de la « la problématique linguistique haïtienne » et dans l’abord des solutions proposées : pour la première fois de l’histoire de la créolistique, l’aménagement linguistique en Haïti a été abordé sur le registre de la jurilinguistique et des « droits linguistiques » qui font partie du grand ensemble des « droits citoyens » consignés dans la Constitution de 1987 (voir l’article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », par Robert Berrouët-Oriol, Potomitan, 11 octobre 2017 ; voir aussi  « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti: entrevue avec le linguiste Robert Berrouët-Oriol », par Jean Euphèle Milcé Le National, Port-au-Prince, 16 août 2018 ; voir également « Les « droits linguistiques » et les « droits linguistiques de la personne » dans les pages du Grand dictionnaire terminologique du Québec », par Robert Berrouët-Oriol, Rezonòdwès, 29 septembre 2023).

À contre-courant de « l’idéologie linguistique haïtienne » et de toute déification/sacralisation dogmatique du créole, à rebours des diverses manifestations du populisme linguistique et à l’opposé des malingres « fatwa » décrétées par les « idéologues créolistes » contre la langue française en Haïti, le livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » plaide pour l’institution d’une vision commune de l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. Il plaide pour l’institution d’une vision solidaire et rassembleuse de l’aménagement linguistique en Haïti arrimée aux sciences du langage, à la jurilinguistique et à la Constitution de 1987 –en lien avec la « Déclaration universelle des droits linguistiques » de 1996.

Pareille vision se tient à distance critique de « l’idéologie linguistique haïtienne » et du « populisme linguistique ». Dans l’article intitulé « Didactique des langues, idéologies linguistiques et désir de français » (revue TDFLE, Actes du colloque organisé par le laboratoire Dipralang EA739, 14-15 février 2019, Université Paul Valéry – Montpellier 3), le linguiste-didacticien Jean-Louis Chiss –tout en battant le rappel de l’un de ses livres phare, « La culture du langage et les idéologies linguistiques », (Éditions Lambert-Lucas, 2018)–, plaide pour la survenue d’un acte fondateur, à savoir « déconstruire les idéologies », affronter les « déterminations politiques et éthiques » car dit-il « (…) les idéologies linguistiques se construisent comme des ensembles structurés de représentations et de discours avec une consistance, une systématisation, une historicité surtout, et s’inscrivent dans des cultures linguistiques et éducatives spécifiques ». Cette manière de camper les enjeux politiques et éthiques ainsi que les stratégies des idéologies linguistiques est en résonance avec la stigmatisation du créole au creux de ce que le sociolinguiste et sociodidacticien Bartholy Pierre Louis a situé et analysé sous l’appellation d’« idéologie linguistique haïtienne » (voir sa thèse de doctorat intitulée « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique »). Dans cette thèse soutenue en 2015 à l’Université européenne de Bretagne, Bartholy Pierre Louis examine, à partir d’une recherche de terrain, « L’idéologie linguistique haïtienne : pour ou contre le français ? » (chapitre 4.3.1.3, p. 201 et suiv.). Il expose que « Ce travail de recherche basé sur une approche empirico-inductive est une description analytique et une synthèse interprétative des pratiques sociolinguistiques haïtiennes à partir des représentations du français et du créole (langues co-officielles) ». Bartholy Pierre Louis démontre que « l’idéologie linguistique haïtienne » fonctionne sur le mode de l’opposition français-créole dans le discours des « créolistes » fondamentalistes. Nous prolongeons son analyse en posant que la stigmatisation du créole est en filiation avec le « « Code noir » également connu sous l’appellation « Ordonnance royale de Louis XIV ou Édit royal de mars 1685 touchant la police des îles de l’Amérique française ». La stigmatisation du créole, avec son cortège de clichés et d’anathèmes repérables dans un certain nombre d’unités lexicales, est également en lien avec la stigmatisation du français mise en scène par les Ayatollahs du créole. Les termes « kreyòl lan mòn », « kreyòl rèk », « gwo kreyòl », porteurs de marqueurs dévalorisants, sont employés en écho-miroir par rapport aux termes exemplifiant entre autres l’idée de la prétendue « supériorité » du français sur le créole. Sur le registre précis de « l’idéologie linguistique haïtienne », la stigmatisation du créole, drainant son cortège de préjugés et de clichés dévalorisants, fait objectivement obstacle à l’aménagement du créole au même titre que le discours sectaire et dogmatique des « créolistes » fondamentalistes qui sert de repoussoir à un véritable aménagement du créole, notamment dans le système éducatif national. Au jour d’aujourd’hui, les errements théoriques ainsi que le discours conflictuel et dogmatique des Ayatollahs du créole ont alimenté en Haïti l’idée contre-productive que l’aménagement du créole est l’affaire d’une petite secte de « militants », d’un entre-soi hors-sol, d’une liturgie répétitive et incantatoire. Au cours des douze dernières années, certains « créolistes évangélisateurs » ont conclu sans états d’âme des « alliances tactiques » douteuses avec le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Ainsi, c’est sur le registre d’une scabreuse consanguinité idéologique que le MIT Haiti Initiative s’est fourvoyé dans son appui public au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, entre autres dans l’affaire du PSUGO, dans celle du LIV INIK et dans l’inconstitutionnel financement des livres rédigés en créole  (voir nos articles « L’unilatéralisme « créoliste » sectaire et dogmatique du linguiste Michel DeGraff contesté par le linguiste Rochambeau Lainy : documents à consulter » (Rezonòdwès, États-Unis, 14 avril 2022) ; « Ayatollahs du créole : la « duperie argumentative » est un procédé toxique dans le débat sur la question linguistique haïtienne » (Médiapart, Paris, 20 avril 2022) ; « Le naufrage prévisible de « l’unilatéralisme créole » en Haïti » (Le National, Port-au-Prince, 15 novembre 2022).

L’ouvrage collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » comprend une « Postface » intitulée « Le droit linguistique comparé dans le contexte haïtien » de Joseph-G. Turi, secrétaire général de l’Académie internationale de droit comparé. Il consigne, au chapitre VII, une « Proposition pour l’élaboration de la première loi sur l’aménagement linguistique en Haïti ». La version créole de cette « Proposition » figure au chapitre VIII. Le chapitre VII de ce livre aborde donc pour la première fois, sur le registre de la jurilinguistique, les notions de « droits linguistiques », de « droit à la langue » et de « droit à la langue maternelle ». La continuité et la consolidation de notre vision pionnière et novatrice de l’aménagement linguistique en Haïti ancrée dans la Constitution de 1987 sont attestées dans le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). Essentielle, incontournable, rassembleuse, cette vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti a récemment fait l’objet d’un livre regroupant des articles dédiés, « L’aménagement linguistique en Haïti / Textes choisis », paru en juin 2025 aux Éditions Zémès. L’ouvrage « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » circonscrit des questions majeures du domaine de l’éducation, des langues d’enseignement ainsi que de l’aménagement du créole et du français sous l’angle particulier des « droits linguistiques » et du « droit à la langue ». La singularité de ce « Plaidoyer » réside en effet dans la lecture qu’il propose de la problématique linguistique haïtienne en termes de « droits linguistiques » et du « droit à la langue » qui y sont rigoureusement définis 

Aménagement linguistique, politique linguistique, législation linguistique, droits linguistiques : bref rappel de quelques notions 

Tel que nous l’avons exposé dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011, 2023), la notion d’aménagement linguistique s’entend au sens de l’« Intervention d’une autorité compétente, souvent étatique, sur la gestion d’une langue, par l’élaboration et l’instauration d’une politique linguistique » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Pour sa part, Christiane Loubier, linguiste émérite de l’Office québécois de la langue française, nous enseigne, en ce qui a trait aux droits linguistiques et aux dispositions linguistiques constitutionnelles, qu’« On a recensé à l’heure actuelle des dispositions linguistiques constitutionnelles dans près de 75 % des États souverains (Gauthier, Leclerc et Maurais, 1993 [« Langues et constitutions: recueil des clauses linguistiques des constitutions du monde », Québec, Les Publications du Québec / Conseil international de la langue française»]). Le terme politique linguistique n’est pas pour autant synonyme de législation linguistique. Une politique linguistique peut n’être que déclaratoire. Elle peut également ne comporter qu’un ensemble de mesures administratives. Mais elle peut aussi se traduire dans une législation linguistique, c’est-à-dire par un ensemble de normes juridiques (lois, règlements, décrets) ayant trait expressément à l’utilisation de la langue ou des langues sur un territoire donné, ou par une loi linguistique particulière qui édicte d’une manière assez exhaustive des droits et des obligations linguistiques (comme la Charte de la langue française au Québec) » [voir Christiane Loubier : « Politiques linguistiques et droit linguistique », 2002. Source : banq.qc.ca]. Dans une autre étude, à la fois très ample et fort éclairante, Christiane Loubier consigne « (…) une définition très générale de l’aménagement linguistique qui peut couvrir l’ensemble de ses composantes : « organisation des situations sociolinguistiques qui résulte de l’autorégulation et de la régulation externe de l’usage des langues au sein d’un espace social donné (Loubier, 2002) ». Sur le registre de la sociolinguistique, elle expose que « L’intervention sociolinguistique se définit comme l’« ensemble des pratiques d’aménagement linguistique exercées par tout acteur social (institutionnel ou individuel) en vue d’influencer délibérément l’évolution d’une situation sociolinguistique donnée ». Exemples : politiques linguistiques d’États ou d’entreprises, lois, décrets, règlements linguistiques, programmes officiels d’aménagement lexical, graphique, phonétique, grammatical, etc. Les pratiques d’aménagement linguistique englobent les actions de plusieurs acteurs sociaux (individus, associations, groupes, organisations, institutions sociales). L’intervention sociolinguistique n’est donc pas exclusive à l’État, même si ce type de pratique a des retombées importantes sur les situations sociolinguistiques (voir l’étude datée de 2002, « Fondements de l’aménagement linguistique », par Christiane Loubier ; source : banq.qc.ca). Cette étude a été reproduite, avec l’aimable autorisation de l’auteure, dans le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). Sur le versant jurilinguistique de la créolistique, il faut rappeler que cet ouvrage est la première et la seule contribution traitant de manière spécifique des droits linguistiques en Haïti. À notre connaissance, le droit linguistique et les droits linguistiques ne sont pas encore enseignés dans les universités haïtiennes, et ce qu’il est convenu d’appeler le « constitutionnalisme haïtien » n’a toujours pas abordé la problématique des droits linguistiques au pays. De surcroît, depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, aucune jurisprudence n’a été établie en Haïti relativement aux droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens.

« LE droit linguistique, entendu objectivement, est un ensemble de normes juridiques ayant pour objet le statut et l’utilisation d’une ou de plusieurs langues, nommées et innommées, dans un contexte politique donné. Il s’agit d’un droit métajuridique en ce que la langue, qui est le principal outil du droit, devient en l’occurrence à la fois le sujet et l’objet du droit. Il s’agit également d’un droit futuriste en ce qu’il consacre davantage, même si encore plutôt timidement et implicitement, le droit à « la » langue, et donc le droit à la différence. LES droits linguistiques, entendus subjectivement, droits à la fois individuels et collectifs, comprennent le droit à « une » langue (le droit d’utiliser une ou plusieurs langues nommées, notamment dans le champ de l’usage officiel des langues, droit de nature essentiellement historique) et le droit à « la » langue (le droit d’utiliser n’importe quelle langue, notamment dans le champ de l’usage non officiel des langues, droit de nature essentiellement fondamental) » (voir l’article « Le droit linguistique et les droits linguistiques », par Joseph-G. Turi, les Cahiers de droit, Faculté de droit, Université Laval, volume 31, numéro 2, 1990). Cet article a été reproduit, avec l’aimable autorisation de l’auteur, dans le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).

En lien avec les notions de « droits linguistiques », il est utile de rappeler que « La législation linguistique comprend l’ensemble des textes juridiques (lois, règlements, décrets, directives, etc.) qui décrivent les droits, les devoirs et les obligations linguistiques régissant l’usage des langues dans les divers secteurs de la vie sociale au sein d’un territoire. En général, la loi définit le statut des langues et précise leur emploi dans les domaines et circonstances où il y a possibilité de conflit ou d’injustice. De nombreux États et gouvernements ont opté pour une politique linguistique par le biais de la législation. On estime actuellement qu’une majorité des pays membres des Nations Unies ont une politique linguistique, ainsi qu’un grand nombre de gouvernements non souverains » (Louis-Jean Rousseau, « Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques », Organisation internationale de la Francophonie, 2005). 

Louis-Jean Rousseau, dans cette étude au long cours, fournit le rigoureux éclairage notionnel suivant : « Le concept de « politique linguistique » est très large et très englobant. Il renvoie à toute forme de décision prise par un acteur social pour orienter l’usage d’une ou de plusieurs langues concurrentes dans une situation donnée. D’une manière générale, on entend par « politique linguistique » toute forme de décision prise par un État, par un gouvernement ou par un acteur social reconnu ou faisant autorité, destinée à orienter l’utilisation d’une ou de plusieurs langues sur un « territoire » (réel ou virtuel) donné ou à en régler l’usage. La politique linguistique se situe au niveau de la détermination des objectifs généraux visés et elle peut couvrir toutes les catégories d’activité ou de situations de communication existant dans une société. Une politique linguistique peut être implicite, quand les forces sociales jouent librement tout en étant soumises à diverses influences. Mais la politique linguistique est le plus souvent formulée dans des textes officiels. Il s’agit alors d’une intervention affirmée visant à modifier l’orientation des forces sociales, le plus souvent en faveur de l’une ou de l’autre langue ou de certaines langues choisies parmi les langues en usage. Par ailleurs, il importe de distinguer les notions de « politique linguistique » et de « législation linguistique », car il peut exister des politiques linguistiques sans intervention législative. Dans de nombreux cas, en effet, la politique linguistique découle tout simplement des pratiques linguistiques existantes. »

Dans le même texte, Louis-Jean Rousseau se réfère aux travaux du sociolinguiste Jacques Leclerc « qui a étudié les politiques linguistiques d’un grand nombre de pays et les décrit de façon exhaustive (…), les différentes catégories de politiques linguistiques sont les suivantes :

  • politiques d’assimilation ; 
  • politiques de non-intervention ; 
  • politique de valorisation de la langue officielle ; 
  • politiques sectorielles ; 
  • politique de statut juridique différencié ; 
  • – politiques de bilinguisme ou de trilinguisme ; 
  • – politiques de multilinguisme stratégique ; 
  • – politiques d’internationalisation linguistique ; – politiques linguistiques mixtes. »

(Louis-Jean Rousseau, « Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques », Organisation internationale de la Francophonie, 2005).

Les fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti

En matière d’« aménagement linguistique », de « droits linguistiques » et de « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », que nous prescrit la Constitution haïtienne de 1987 ?

À l’entame, une triple évidence s’impose, qui doit être mise en lumière une fois de plus : dans la perspective et sur le registre de l’édification d’un État de droit en Haïti, l’on ne peut rigoureusement enrichir la réflexion sur l’aménagement linguistique en Haïti, l’on ne peut élaborer une politique linguistique nationale à l’échelle du pays tout entier et mettre en route une cohérente entreprise d’aménagement linguistique au pays en dehors des prescrits de la Constitution haïtienne de 1987. Elle est la Loi-mère, elle se situe au sommet de l’édifice juridique haïtien et elle a préséance sur toutes les autres lois. Aussi,  « L’aménagement linguistique, dans le contexte de l’édification de l’État de droit, implique des efforts organisés par l’État pour influencer le comportement linguistique d’une population, souvent dans un cadre juridique. Cela peut inclure la législation sur les langues officielles, la protection des droits linguistiques des minorités, et la promotion de certaines langues dans des domaines spécifiques tels que l’éducation ou l’Administration publique ». (…) L’État de droit implique le respect des lois et des règlements, et dans le contexte de l’aménagement linguistique, cela signifie que les politiques linguistiques doivent être mises en œuvre conformément aux principes de l’État de droit, assurant la légalité, la transparence et la protection des droits individuels et collectifs » (Jacques Leclerc, « Les enjeux politiques de l’aménagement linguistique », CEFAN, Université Laval, n.d.) Il faut donc prendre toute la mesure que sur le registre de l’élaboration d’un État de droit en Haïti, la Constitution de 1987 désigne expressément les droits citoyens qui charpentent l’État de droit et elle fournit une garantie constitutionnelle à la protection de ces droits. Cela est consigné dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 qui s’énonce ainsi : 

« Le Peuple Haïtien proclame la présente Constitution : 

–Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, a la liberté et la poursuite du bonheur; conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. 

–Pour constituer une nation haïtienne socialement juste économiquement libre et politiquement indépendante. 

–Pour rétablir un État stable et fort, capable de protéger les valeurs, les traditions, la souveraineté, l’indépendance et la vision nationale. 

–Pour implanter la démocratie qui implique le pluralisme idéologique et l’alternance politique et affirmer les droits inviolables du peuple Haïtien. 

–Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. 

–Pour assurer la séparation, et la répartition harmonieuse des pouvoirs de l’État au service des intérêts fondamentaux et prioritaires de la Nation. 

–Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective. »

L’on observe ainsi que l’aménagement linguistique, fondé sur le socle du constitutionnel et du juridique, est également de nature politique : dans la perspective de l’élaboration de l’État de droit, l’entreprise de planification/aménagement linguistique cible les responsabilités et les obligations régaliennes de l’État. Le Québec fournit une fort instructive illustration de la nature politique de l’aménagement linguistique dans sa dimension régalienne : « Construite autour de quatre grandes orientations –la promotion, le rayonnement, l’utilisation et la protection de la langue française–, la Politique linguistique de l’État se veut un outil qui guide l’Administration dans l’exécution de son devoir d’exemplarité » (voir le document officiel « Politique linguistique de l’État », gouvernement du Québec, ministère de la Langue française, 2023). La nature politique de l’aménagement linguistique est à dessein réitérée par le linguiste Jean-Claude Corbeil, théoricien réputé à l’échelle internationale de l’aménagement linguistique et principal rédacteur de la Charte de la langue française au Québec. Cette Charte légitime et définit l’entreprise d’aménagement au Québec depuis une cinquantaine d’années. Jean-Claude Corbeil nous enseigne que « (…) tout projet d’aménagement linguistique est d’abord et avant tout d’ordre politique, puisqu’il est relatif à l’organisation globale de la vie sociale et donc de la manière dont la société définit son avenir au moyen des institutions politiques dont elle dispose ». Jean-Claude Corbeil précise sa pensée comme suit : « Sélim Abou ajoute avec grand à-propos que ce projet politique concerne « à la fois l’identité culturelle de la société globale et celles des groupes ethnolinguistiques qui la composent » (voir l’article « La francophonie comme laboratoire d’aménagement linguistique », par Jean-Claude Corbeil, Les Cahiers de l’Orient no 4, 1986). RAPPEL – Jean-Claude Corbeil est l’auteur de l’« Avant-propos » du livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011, 2023). 

Parmi les contributions scientifiques de Jean-Claude Corbeil, il est utile de mentionner :

–« Éléments d’une théorie de la régulation linguistique » paru dans « La norme linguistique » (Dictionnaires Le Robert, Paris et Éditeur officiel du Québec, 1975) ; 

–« Théorie et pratique de la planification linguistique », Actes du 5e Congrès de l’Association internationale de linguistique appliquée (AILA), Montréal, août 1978, coll. « Travaux du Centre international de recherche sur le bilinguisme », no A-16, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1981.

L’aménagement linguistique du Québec », coll. « Langue et société », no 3, Montréal, Guérin éditeur limitée, 1980.

–« Comment s’insère l’aménagement linguistique dans la structure et la culture politiques d’un pays. Étude d’un cas : les politiques linguistiques au Canada », DiversCité Langues. Version retouchée reprise de « L’embarras des langues : origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise », préface de Louise Beaudoin, Montréal, Québec Amérique, 2007, 548 p.

NOTE – Sur les registres plus haut identifiés –la politique linguistique, les droits linguistiques–, les enseignements du sociologue et anthropologue Sélim Abou sont fort éclairants.  Voir en particulier deux de ses études : « Fondements des politiques linguistiques », dans « Langue et droit », Actes du 1er congrès de l’Institut international de Droit linguistique comparé, 27-29 avril 1989, Université du Québec à Montréal, sous la direction de Paul Pupier et José Woehrling (Wilson et Lafleur Ltée, éditeur, Montréal 1989 ; « Éléments pour une théorie générale de l’aménagement linguistique », Actes du colloque international sur l’aménagement linguistique, Ottawa, 25-29 mai 1986, Centre international de recherche sur le bilinguisme/ Presses de l’Université Laval, 1987. 

La Constitution haïtienne de 1987 consigne explicitement le constat qu’Haïti est dépositaire d’un patrimoine linguistique historique bilingue. Le caractère bilingue du patrimoine linguistique historique d’Haïti est attesté dès les premières phrases du « Préambule » de la Constitution de 1987 qui se lit comme suit : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture (…) ». L’inscription dans le texte constitutionnel de « la communauté de langues et de culture », –qui renvoie à la notion centrale de communauté nationale–, est précédée de la solennelle proclamation préambulaire dans ces termes : « Préambule » – « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution / Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ». Il y a donc dans le texte constitutionnel de 1987 un appariement juridique, un lien/liant juridique commun entre la communauté nationale comprenant l’ensemble des locuteurs, unilingues créoles et bilingues français-créole d’une part ; et, d’autre part, il existe un lien juridique référentiel majeur entre « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » (le terme langues est consigné au pluriel) et les « droits inaliénables et imprescriptibles » en conformité avec l’Acte d’indépendance de 1804 et avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Sur le registre d’une jurilinguistique haïtienne qu’Haïti aura à élaborer, l’on peut déjà noter la référence constante au Droit, à la constitutionnalité de l’Acte d’Indépendance de 1804 –rédigé uniquement en français, il faut le rappeler–, qui consacre l’émergence d’une nation souveraine ayant vaincu le colonialisme. Et cette référence constante au Droit apparie l’Acte d’Indépendance de 1804 au texte fondateur consacrant l’universalité des droits humains, à savoir la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

La « dimension Droit » est l’une des caractéristiques majeures de la Constitution de 1987, et cela s’explique en grande partie du fait que l’Assemblée constituante a voulu prémunir Haïti d’un retour du fascisme duvaliérien. Tel que précisé plus haut, les droits citoyens fondamentaux sont identifiés dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 : « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution / Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur (…) ». Cette proclamation préambulaire est explicitement renforcée (1) par le dernier segment du « Préambule » du texte constitutionnel dans les termes suivants : « Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective », d’une part. Et, d’autre part, elle est explicitement renforcée (2) au Titre III – Chapitre II qui consigne explicitement « Des droits fondamentaux » : la liberté individuelle, la liberté d’expression, la liberté de réunion et d’association, etc. L’article 19 du Titre III – Chapitre II du texte constitutionnel dispose de surcroît que « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ».

Il existe une remarquable communauté de vision entre la Constitution haïtienne de 1987, la Déclaration universelle des droits linguistiques (DUDL, Barcelone, 1996) et le Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques adopté le 13 mai 2011 et qui actualise la DUDL. Comme nous l’avons exposé à plusieurs reprises dans nos publications, en Haïti et en outremer, les droits linguistiques sont un droit premier situés au coeur du grand ensemble des droits citoyens explicitement formulés dans la Constitution de 1987 (voir l’article « Droits linguistiques et et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 11 octobre 2017 ; voir le livre de référence « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwoye pou dwa lengwistik ann Ayiti », par Robert Berrouët-Oriol, Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 2018). C’est bien par la langue que se dit le Droit, c’est encore par la langue que le Droit s’applique dans ses énoncés normatifs (textes de loi, jurisprudence) et dans les interactions entre les sujets du Droit (les justiciables, la magistrature, les Cours de justice) c’est dans la langue que le Droit s’accomplit et trouve toute son efficience. Le linguistique et le juridique sont fortement imbriqués et cette imbrication a donné lieu à la notion de « langage juridique » qui recouvre en réalité le vocabulaire spécialisé du domaine juridique (voir « Le langage juridique et le langage courant », par Stéphanie Boutin, Michelle Cumyn et Mélanie Samson, Chaire de rédaction Louis-Philippe Pigeon, Faculté de droit, Université Laval, 18 décembre 2018 ; voir également les deux études suivantes : « Pourquoi définir les concepts juridiques », par Michelle Cumyn, Chaire de rédaction juridique Louis-Philippe-Pigeon, Faculté de droit, Université Laval, 15 janvier 2018, ainsi que l’« Atelier de rédaction juridique : mots du droit et expressions juridiques en un clin d’œil », par Louis Beaudoin, Service de la formation permanente, Barreau du Québec, 2009). Sur le langage du Droit comme langue spécialisée, voir aussi « Le discours du législateur et le langage du droit – Rédaction, style et texte juridiques », par Jean-Claude Gémar, Revue générale de droit, volume 25, numéro 2, juin 1994

De la parité statutaire entre le créole et le français 

L’on observe que la Constitution de 1987 consigne explicitement la parité statutaire entre le créole et le français : sans indication préférentielle ou hiérarchique, les deux langues sont à égalité langues co-officielles sur le registre de leur statut (article 5) et sur celui des obligations de l’État (article 40) en matière de production/diffusion dans les deux langues officielles de tous les documents de l’Administration publique haïtienne. La parité statutaire –ou égalité de statut–, entre le créole et le français, alors même qu’elle est inscrite dans la Constitution de 1987, n’est pas toujours bien comprise et elle doit donc être davantage explicitée. Nous posons que le principe de la parité statutaire entre le créole et le français est (1) de nature constitutionnelle : elle est comme telle consignée dans la Loi-mère, qui se situe au sommet de l’édifice juridique haïtien et qui a préséance sur toutes les autres lois ; (2) elle exprime la prise en compte d’une donnée sociolinguistique attestée au plan historique : l’usage dominant du français et la minorisation institutionnelle du créole institués dès le 1er janvier 1804 avec la proclamation de l’Indépendance d’Haïti dans un document rédigé uniquement en français, l’Acte de l’indépendance. Sur le plan historique, ce sont bien les Pères de la Patrie qui ont institué l’usage dominant du français dans toutes les sphères de l’administration du nouvel État et depuis 1804 tous les documents officiels d’Haïti, tous les textes de loi, les codes, etc. sont rédigés uniquement en français. L’usage dominant du français a ainsi accompagné, dès 1804, la minorisation institutionnelle du créole langue maternelle et usuelle des Pères de la Patrie et des esclaves de Saint-Domingue. D’autre part, les différentes Constitutions haïtiennes ont, toutes, contribué à la minorisation institutionnelle du créole : de 1805 à 1987, les 23 textes constitutionnels adoptés/proclamés en Haïti n’ont accordé le statut de langue officielle qu’au seul français, aucun n’avait accordé le statut de langue co-officielle au créole. Il a fallu attendre la Constitution de 1987 pour que la minorisation institutionnelle du créole soit mise « hors la loi » par la reconnaissance de l’égalité statutaire entre les deux langues de notre patrimoine linguistique historique (articles 5 et 40). 

L’on observe que l’État haïtien ne respecte pas la parité statutaire constitutionnelle entre le créole et le français puisqu’il n’a jamais mis en application l’article 40 de la Constitution de 1987 qui lui fait obligation de publier tous ses documents légaux et administratifs dans nos deux langues officielles. Cette constante violation n’invalide aucunement la perspective –rigoureusement juste en son principe–, que l’État haïtien, dans son futur énoncé de politique linguistique nationale et dans sa future loi de politique linguistique éducative, devra légiférer dans le but d’instituer un aménagement préférentiel du créole aux côtés du français et à égalité statutaire avec le français. Un tel aménagement préférentiel du créole est pleinement justifié en raison, entre autres, de la minorisation institutionnelle du créole et de l’obligation de faire du créole, loin des mesures cosmétiques qui ont fleuri ces douze dernières années au ministère de l’Éducation nationale, la langue de l’apprentissage des savoirs et des connaissances. Le législateur, lorsqu’il abordera à l’avenir la question de l’aménagement de nos deux langues officielles, devra en tenir compte rigoureusement, comme d’ailleurs il devra tenir compte du fait que la Constitution de 1987, en ce qui a trait au créole, n’a pas introduit la notion de langue nationale présente dans les textes législatifs et dans les Constitutions de plusieurs pays. Le « Compendium de l’aménagement linguistique au Canada » expose, sous le titre « Le statut de langue nationale », un éclairage notionnel particulièrement intéressant dont pourraient s’inspirer le « constitutionnalisme haïtien » et la future « jurilinguistique haïtienne » : « Dans le cas d’une langue déclarée nationale (…) l’État peut décider d’accorder un tel statut parce qu’il paraît moins contraignant que l’officialité qui engage l’État à employer une langue donnée. L’objet de cette mesure est de reconnaître que le groupe n’est pas une simple minorité : il fait partie du patrimoine national. En principe, toutes les langues parlées par les habitants d’un pays pourraient être des langues nationales. Mais le seul fait de le reconnaître dans un texte juridique a des implications importantes parce que cette reconnaissance entraînera des droits. Par exemple, en Suisse, les trois langues officielles fédérales sont l’allemand, le français et l’italien, mais les langues nationales sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche ; cela signifie aussi qu’une langue nationale peut aussi être une langue officielle. En Suisse, les locuteurs du romanche ont acquis des droits, mais ils sont moindres que ceux qui parlent les trois autres langues. Au Royaume-Uni, la langue officielle est l’anglais, mais le gallois au pays de Galles, l’écossais en Écosse et l’irlandais en Irlande du Nord sont des « langues nationales ». Autrement dit, une langue nationale n’est pas nécessairement une « langue officielle ». Dans certains pays d’Afrique, comme au Sénégal, le gouvernement facilite l’enseignement du wolof en tant que langue nationale, mais continue d’utiliser le français comme langue officielle dans l’Administration. Le Zimbabwe fait de même avec le shona dans les domaines de l’éducation et de la justice tout en utilisant l’anglais dans les autres secteurs » (source : Site de l’aménagement linguistique au Canada (SALIC), Institut des langues officielles et du bilinguisme de Université d’Ottawa).

Plaidoyer pour l’élaboration et la mise en œuvre de la première loi sur les langues officielles d’Haïti.

Économiste et historien, Leslie Péan expose avec hauteur de vue qu’« Aucune politique linguistique ne peut réussir en l’absence d’un projet de société cohérent qui le soutient » (voir la série d’articles « Économie d’une langue et langue d’une économie », Le Nouvelliste, 23 février 2013, et « Haïti : retour sur l’article « Économie d’une langue et langue d’une économie » (Partie 1 de 2) », AlterPresse, 28 mars 2013). L’on observe que l’entreprise d’aménagement linguistique en Haïti doit obligatoirement se concevoir dans le cadre de l’édification d’un État de droit, celui, précisément, qui est l’objet de garanties constitutionnelles explicitement consignées dans la Constitution de 1987. 

C’est précisément un projet de société que consigne la Constitution de 1987 dans son « Préambule » ainsi que dans les articles 19, 32 et 40. En prenant pleinement la mesure que l’État haïtien est démissionnaire dans le domaine de l’aménagement linguistique, que l’édification d’un État de droit est nécessairement un combat citoyen, il appartient à la société civile organisée –en particulier aux institutions des droits humains–, d’intervenir dans le champ linguistique et de porter le projet du plaidoyer pour l’élaboration et la mise en œuvre de la première loi sur les langues officielles d’Haïti. Les institutions des droits humains en Haïti ont un rôle de premier plan à jouer dans le domaine linguistique car les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits humains fondamentaux au pays. Pareille vision, rassembleuse, mérite d’être approfondie et mise en œuvre –lorsque à l’avenir le contexte politique le permettra–, dans la concertation entre les institutions des droits humains, le pouvoir exécutif et le Parlement. Le plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti devra consigner en amont les grandes lignes de l’énoncé de politique linguistique nationale ainsi que l’architecture de la loi elle-même dont devra être saisi le Parlement.

Au chapitre VII de notre livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011, 2023), nous avons esquissé, en créole et en français, une proposition de projet de loi sur les langues officielles d’Haïti. NOTE – Cette esquisse de proposition de projet de loi date de 2011 et nous la publions dans sa formulation originale. Une nouvelle version pourra être élaborée, au besoin, notamment pour mieux la cadrer, mieux l’expliciter et davantage la renforcer. En voici des extraits à l’appui du présent plaidoyer :

EXTRAITS / Des droits linguistiques reconnus à tous les Haïtiens

Proposition 5

Le Parlement et le gouvernement haïtiens proclament que les Haïtiens ont tous les mêmes droits linguistiques dans tous les domaines de la vie économique, sociale, éducative, politique et culturelle tels que consignés dans la Constitution de 1987. 

Proposition 5.1.

Tous les Haïtiens ont le droit d’être éduqués en créole depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur et technique. 

Proposition 5.2.

Aux côtés du créole et à égalité de statut avec le créole, tous les Haïtiens ont le droit d’être éduqués en français depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur et technique. 

Proposition 5.3. Tous les Haïtiens ont droit à toutes les prestations et à tous les services de l’État dans les deux langues officielles de la République.

Proposition 5.4. Tous les Haïtiens ont le droit de disposer de tous les documents officiels de l’État dans les deux langues officielles de la République.

Des obligations de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique et de didactique des deux langues officielles

Proposition 6.

Le Parlement et le gouvernement haïtiens reconnaissent et proclament que tous les Haïtiens ont, au regard du créole et du français, les mêmes droits constitutionnels dans tous les domaines de la vie nationale, notamment en ce qui a trait à l’éducation, à la communication entre l’État et les citoyens et à l’administration de la justice. 

Proposition 6.1.

Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à rédiger et à publier tous leurs documents administratifs dans les deux langues officielles de la République. 

Proposition 6.2.

Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à valoriser l’usage des deux langues officielles dans tous les domaines de la vie nationale, notamment en ce qui a trait à l’éducation, à la communication entre l’État et les citoyens et à l’administration de la justice. 

Proposition 6.3.

Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à valoriser de manière préférentielle l’usage du créole dans la communication grand public entre l’État et les citoyens. En contexte formel, ils favoriseront à égalité statutaire l’usage des deux langues officielles. 

Proposition 6.4.

L’État a l’obligation de produire tous ses documents administratifs et tous ses documents officiels en créole et en français.

Proposition 6.5.

L’État doit fournir à tout citoyen, dans les deux langues officielles, tout document qu’il réclame ou dont il a besoin dans l’exercice de ses droits citoyens (passeport, carte d’identité nationale, actes notariés divers, etc.). 

Proposition 6.6.

L’État garantit à tout citoyen adulte le droit d’être alphabétisé dans sa langue maternelle et usuelle, le créole.

Proposition 6.7.

L’État garantit à tout citoyen le droit d’être éduqué dans sa langue maternelle et usuelle, le créole, de la maternelle à l’enseignement supérieur et technique.

Proposition 6.8.

L’État garantit également à tout citoyen le droit d’être éduqué en français de la maternelle à l’enseignement supérieur et technique.

Proposition 6.9.

L’État garantit et prend toute mesure nécessaire (décret, règlement, loi d’application) pour l’établissement et le contrôle d’application d’un programme d’éducation bilingue créole français dans l’ensemble du système éducatif public et privé.

Proposition 6.10.

En concertation avec la société civile et le ministère de l’Éducation, l’État garantit et prend toute mesure nécessaire (décret, règlement, loi d’application) en vue de la production de divers matériels didactiques bilingues créole français, ouvrant ainsi la voie au développement d’un véritable marché de la traduction en Haïti. 

En guise de conclusion générale ouverte aux échanges, au dialogue et au débat d’idées, il y a lieu de mentionner que le présent article a été soumis avant publication à plusieurs collègues et nous avons tenu compte de leurs commentaires critiques dans la version finale qui est maintenant publiée. Dans les grandes lignes, le commentaire fort pertinent de Roody Edmée, enseignant de carrière en Haïti, expose entre autres le neuf concept de « démocratie linguistique » ciblant l’articulation entre l’édification d’un État de droit en Haïti et la dimension politique de l’aménagement linguistique. Il soutient également l’idée que le français ne soit plus « langue de distinction des élites » mais bien une langue aménagée aux côtés du créole : Haïti est riche d’un patrimoine linguistique historique bilingue. 

De son côté, le juriste Alain Guillaume, enseignant-chercheur à l’Université Quisqueya, consigne judicieusement que le texte est un « Excellent article, bien documenté, didactique et très accessible. Il peut être particulièrement utile aux enseignants et aux étudiants, toutes disciplines confondues. Une crainte actuelle est la menace de l’adoption quasi autoritaire d’un ensemble de législations mal ficelées, attentatoires à l’intérêt général et même d’une Constitution par des autorités de facto dépourvues de légitimité ». Alain Guillaume pose, en toute rigueur, « que le bilinguisme doit être un atout pour l’ensemble des Haïtiens. Les deux langues font partie de notre patrimoine et sont facteurs d’enrichissement et d’intégration ».
Pour sa part, Kensley Brutus, secrétaire général de l’APKA (Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti), assume que « L’aménagement du créole aux côtés du français, à égalité statutaire, n’est pas une faveur à accorder : c’est une obligation constitutionnelle, un impératif de justice linguistique, une exigence de cohérence et de cohésion nationales. Le présent article, en mettant en lumière les fondements juridiques, les enjeux sociopolitiques et les perspectives didactiques de cette cohabitation linguistique, nous rappelle que l’État haïtien ne peut plus se contenter d’une reconnaissance symbolique du créole. Il doit en garantir l’effectivité dans les pratiques administratives, éducatives et juridiques. L’APKA appelle donc à l’élaboration d’une loi sur les langues officielles, fondée sur les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, et sur les principes de pluralisme, de transparence et de participation. Cette loi devra garantir l’aménagement du créole dans tous les secteurs de la vie publique, et encadrer l’usage du français dans une perspective non discriminatoire. »



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